La couleur des champs est d’une inépuisable fécondité symbolique. En peinture, sa puissance évocatoire vient redoubler la réalité du paysage, ouvrant une brèche imaginaire dans la toile, surface propre à déployer toute la complexité du symbole. Essentielle, bien qu’implicite, cette dimension participe largement de l’impression esthétique que nous procure un « coup de vent sur les blés »[1]...

Capturant le soleil, cet astre qui « donne aux être croissance et nourriture »[2], le blé a la couleur de l’or, et reflète la richesse - jusque dans l’argot, qui identifie le blé à l’argent. De là un premier réseau de métaphores tissées autour de l’épi, ce trait d’union entre le ciel et la terre, qui semble croître en buvant l’éclat du soleil, tout en puisant dans l’invisible fertilité du sous-sol. Depuis les premiers âges des civilisations agraires, le champ de blé est une promesse de récolte, dont l’abondance est synonyme de satiété, d’aisance, de prospérité.

Dorée, la couleur du blé évoque également la blondeur d’une chevelure, celle du Petit Prince ou de la femme aimée, ondulant à l’horizon. Lumineux, frémissant, il tranche avec le ciel, qui « n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés »[3]. - A moins que, pour éviter de refroidir le ton dominant de sa toile, le peintre ne choisisse de transformer le ciel en un vaste poudroiement doré, comme dans La Meule, soleil dans la brume de Monet ou Le Faucheur de Van Gogh. Le jaune-roux de l’épi mûrissant sous l’écrasante chaleur de midi irradie alors l’ensemble du tableau, jusqu’à éclipser l’éclat du soleil…

A cette première trame de symboles tressés autour de la couleur du blé s’ajoute un second niveau de significations, qui travaille implicitement l’imaginaire pictural de ces paysages. A propos de son Faucheur, Van Gogh écrit ainsi, dans une lettre à son frère Théo :

« L’étude est toute jaune, terriblement empâtée, mais le motif est beau et simple. Je vis alors dans ce faucheur – vague figure qui lutte comme un diable en pleine chaleur pour venir à bout de sa besogne – je vis alors l’image de la mort, dans ce sens que l’humanité serait le blé qu’on fauche. C’est donc – si tu veux – l’opposition avec ce Semeur que j’avais essayé auparavant. Mais dans cette mort, rien de triste, cela se passe en pleine lumière avec soleil qui inonde tout de lumière d’or fin. »[4]

Champ de blé avec un faucheur et soleil, Vincent Van Gogh

Du grain à la moisson, l’épi préfigure en effet l’accomplissement du destin humain, où le faucheur est une figure de la mort, tandis que les fléaux de la grêle s’abattant sur les champs nous tendent le terrifiant miroir des ravages de la guerre…

« Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flammes,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui réclame. »[5]

Pourtant, au même moment, parce qu’il est inscrit dans la temporalité cyclique des saisons, le blé est porteur d’une promesse : sa germination nous parle de la vie, le renouveau du printemps est une victoire sur les rigueurs mortifères de l’hiver. Les travaux et les jours reprennent leur cours, tandis qu’une série de festivités, rituels et réjouissances célèbrent ce triomphe annuel de la vie sur la mort, cette fécondité nouvelle, verdoyante, offrant au peintre une extraordinaire palette de couleurs...

Ainsi, de la nature au champ, du champ au paysage, du paysage au tableau, c’est bien toute cette histoire qui se déroule dans l’impression produite par « un coup de vent sur les blés », dont la fécondité symbolique est inépuisable. Ces différents niveaux de sens et de culture impressionnent notre regard, par-delà la pauvreté des images d’une « campagne d’antan », qui tendent à écraser l’imaginaire contemporain en imagerie folklorisante. A travers les variations infinies de ses représentations, la peinture nous offre ainsi « le spectacle de tout ce qui est l’homme », l’image de « ce qu’est l’homme et la couleur humaine », « les formes par lesquelles l’homme montre qu’il est homme »[6].

 

[2] Platon, La République (VI, 504e7-509c4)

[3] « Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés », Aragon, « Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire », in Les Yeux d’Elsa.

[4] Vincent Van Gogh, Lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo, septembre 1889.

[5] Verlaine, « Les Faux beaux jours » in Sagesse. Voir également ces vers d’Aragon dans « La Rose et le Réséda » : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n'y croyait pas / Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au coeur du commun combat » in La Diane Française.
[6] Hegel, op. cit. p.319.