« Un coup de vent sur les blés ressemble au coup de vent sur la mer… Mais s’il nous émeut plus, c’est qu’il déroule un patrimoine » Saint Exupéry, Pilote de Guerre.

Qu’il soit réel ou pictural, aperçu à la faveur d’un voyage en train ou d’une visite au musée d’Orsay, le spectacle d’un champ de blé nous saisit d'abord par la culture qu’il incarne, par la dimension historique qu’il présuppose, la part de sueur et de travail qu’il implique. En ce sens, le blé se distingue de la mer comme l’agri-Culture de la Nature : d’un côté, un élément infini, éternel mais inhumain puisque sans histoire ; de l’autre, un paysage patiemment produit, une formidable accumulation de strates de temps et de culture...

En découlent deux types d'expérience esthétique très différents. Sublime, le paysage marin est un déjà-là, un toujours-là immuable et comme inaccessible aux remous historiques des sociétés humaines. Parce qu’il ne renvoie qu’à lui-même, il offre à chacun une vaste surface de projection : en poésie comme en peinture, ses scintillements nous tendent le miroir d'une intériorité isolée du monde - tantôt calme et limpide, comme dans le mythe de Narcisse, tantôt sombre et agitée, comme dans les tableaux romantiques de Caspar David Friedrich... Au contraire, le champ de blé implique immédiatement une relation à l'Autre, aux autres, en tant qu'il reflète avant tout le travail des hommes, ce « patrimoine » produit et consommé dans le partage.

De ce point de vue, bien que toujours plus moderne, urbain, lointain, le regard que nous portons sur les champs qui jalonnent notre territoire est travaillé par un héritage composite. - Sachant que cet héritage  réside autant dans le paysage lui-même que dans le regard que nous posons sur lui. De là une émotion esthétique dont il convient de déplier ici les enjeux pour tenter d’en saisir toute la profondeur.

 

Transformer la nature en campagne

A un premier niveau d’abord, le « patrimoine » évoqué par Saint-Exupéry est bien celui de l’humanité toute entière : le développement de la culture des blés, du néolithique à nos jours, n’a-t-il pas marqué l’histoire de la civilisation humaine, avec tout ce que celle-ci implique de défrichage et d’irrigation, de sédentarisation des peuples, de perfectionnement de l’outil et de maîtrise des semences ? C’est en ce sens que l’on dira que « le champ est une non-forêt » : contre la stérilité des friches, contre la précarité de la cueillette et les dangers de la chasse, c’est avec patience et obstination que l’homme a produit le champ, transformant la nature en campagne, en territoire cultivé et circonscrit par des rangées de murs, de haies ou de clôtures.


Champ de blé dans le Morvan, Camille Corot

 

Faire de cette campagne un paysage

Pourtant, cette première mise en forme du monde ne saurait expliquer à elle seule l’impression que nous inspirent les meules de Monet, les champs de Corot ou de Ruisdael. Après avoir transformé la nature en campagne, encore fallait-il faire de cette campagne un paysage. Comme le rappelle notamment Anne Caquelin[1], le paysage est une notion moderne, rendue possible par l’invention de la perspective, autant que par les progrès techniques de l’agriculture. Parce qu’il implique un cadre de vision, une prise de distance et une certaine liberté du regard posé sur la « nature » produite par des siècles d’agriculture, le paysage est une évidence récente. Aucun "paysage" n'est décrit dans les textes de l’Antiquité. Il faudra attendre Rousseau, et la nouvelle sensibilité qu’il exprime, pour que la campagne devienne « matière de rêve »[2], susceptible de produire une impression esthétique. Ce n'est d’ailleurs sans doute pas un hasard si la poésie des paysages ruraux culmine avec la révolution industrielle, qui implique son progressif recul…

 

La peinture de paysage, culture au carré

Or, si le paysage naît de la distance, celle-ci est favorisée par sa re-présentation artistique, qui lui impose une nouvelle mise en forme. Comme le souligne Hegel à propos de la peinture hollandaise, le tableau permet à l'homme de se ré-jouir, de « jouir une seconde fois, par la peinture, du spectacle de son existence »[3]. Grâce au progrès des travaux et des jours, le peintre peut désormais s’appliquer librement à « saisir le côté caractéristique des choses » et « [déployer] toute la magie et l’enchantement de la couleur, de la lumière, du coloris en général. »[4]. Des Moissonneurs de Bruegel l’Ancien, à La Sieste de Van Gogh, « c'est le dimanche de la vie »[5] qui est ainsi célébré, la conquête quotidienne de l’Homme sur la Nature. De fait, en tant que mise en forme artistique d’un paysage produit par l’agri-culture, la peinture du champ de blé est culture au carré. C’est bien dans cet implicite qu’elle puise toute sa force, celle d’une émotion esthétique partagée, où se « déroule un patrimoine ».

Les Moissonneurs, Bruegel L’Ancien ; La Sieste, Vincent Van Gogh
 

 [A suivre]

 

[1] Anne Cauquelin, L’invention du paysage, PUF, 1989, rééd. 2013.

[2] Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire

[3] Hegel, Esthétique, III, III, chap. 1, trad. Timmermans / Zaccaria, Le Livre de Poche, T.2, p.316

[4] Ibid., p. 317

[5] Ibid., p.318

 

Image d'illustration de l'article : Champ de blé avec corbeaux, Vincent Van Gogh