Quoi de plus réconfortant qu’un bol de soupe fumante en cette période hivernale ? Qu’elle soit de nouilles, de poisson ou de légumes, la soupe concentre tout le charme du mijoté. Elle nous parle d’un temps long, celui de sa préparation, dont témoigne la disparition presque totale de ses ingrédients initiaux, à la faveur d’un tout fumant, d’un tout brûlant, d’un tout savoureux… Elle s’inscrit également dans un temps plus vaste encore : celui de la mémoire, et d’une histoire à la fois individuelle et collective.

Appel à souvenir, la soupe évoque presque immanquablement les grimaces de l’enfance, le « mange ta soupe, ça fait grandir » venant encourager l’absorption de ce magma épais, d’autant plus suspect que sa teinte brunâtre, verdâtre ou orangée fera nécessairement obstacle aux tentatives d’identification. Dès lors, on aura soin de lui adjoindre une cuillerée de crème fraîche ou un nuage de lait, d’une douceur toute maternelle, avant d’y jeter une poignée de croûtons, véritables bouées de sauvetage ajoutant à cette soupe le croquant qui lui faisait défaut… à condition de les repêcher rapidement ! Au risque, sinon, de les voir se dilater jusqu’à dissolution, tripler de volume pour finir en chapelet tiède et spongieux.

Pour réussir à avaler sa soupe, l’humanité a également développé un art de la tartine, version augmentée du croûton, où le trempage remplace le repêchage. Dans cette opération, le choix des armes est décisif, sous peine de voir s’effondrer l’édifice. « Le bon pain fait les bonnes soupes », dit-on. Avec son large soubassement de croûte, la baguette est tout à fait indiquée, notamment pour les débutants. Le pain de campagne, détaillé en tranches épaisses, possède quant à lui une capacité d’absorption supérieure. Hélas, sa mie double face le rend aussi plus vulnérable au moment du grand plongeon dans l’humide. D’où l’importance de l’étape grille-pain, indispensable pour conférer à ce type de tartine la résistance règlementaire, prolongeant l’étendue de sa croûte sans pour autant la rendre imperméable.

Grillé, le pain dégage une odeur familière, chaleureuse et rassurante, qui l’emporte agréablement sur celle du poireau, cet ingrédient indétrônable des soupes de légumes. Des soupes, ou des potages ? Quelle différence, me direz-vous ! Il est vrai qu’entre les veloutés, les moulinés, les soupes et les potages, il est parfois bien difficile de s’y retrouver. Un peu d’étymologie est parfois bien utile pour clarifier ce bouillon sémantique. En y regardant de plus près, on découvre ainsi que le potage désignait à l’origine tout « ce qui est cuit dans un pot », sans indication de texture ou de type d’ingrédient. En ce sens, le pot-au-feu est un potage !

Quant à la soupe, elle n’était rien d’autre au départ qu’une tranche de pain mouillée de bouillon. D’où l’expression « trempé comme une soupe », dont le sens nous échappe aujourd’hui, puisque par un étrange renversement hiérarchique, la soupe est devenue liquide, tandis que le pain a pris la place de l’accompagnement. Et ceci, alors même que, précisément, « l’accompagnement » signifie « ce qu’on mange avec du pain ».

Enfin, si plusieurs millénaires séparent le premier pain au bouillon du sachet lyophilisé, la soupe n’en demeure pas moins un aliment incontournable jusque dans notre langage. Elle est celle qu’on vous mange sur la tête, celle dans laquelle on ne crache pas. Elle s’inscrit ainsi à chaque instant dans le temps long d’une histoire collective, qui participe implicitement de son imaginaire et de son goût.