Il est à Nancy un bâtiment désaffecté qui intrigue par sa masse impressionnante et sa position dominant le cours d’eau : les moulins Vilgrain.

Construits sur un emplacement où la présence d’un moulin est attestée dès le XIIe siècle, ces belles constructions s’inscrivent dans une vague nationale de modernisation des techniques de minoterie au début du XXe siècle. Originaires de Metz qu’ils quittent lors de l’Annexion de la Moselle à l’Empire allemand en 1871, Jean-Baptiste et Louis-Antoine Vilgrain s’imposent, avec la marque « Gruau de Lorraine plomb d’or », comme les figures incontournables de la meunerie dans l’Est de la France. Louis avait effectué en 1893 un voyage à Budapest pour en rapporter le secret d’une farine considérée comme pure, la mouture hongroise, passant pour être la meilleure d’Europe. En 1910, Vilgrain charge son gendre, l’architecte Pierre Le Bourgeois, de faire des moulins une véritable usine moderne. Ils deviennent le plus grand site minotier de Meurthe-et-Moselle. A la frontière entre architecture industrielle et architecture agricole, ils sont construits avec la collaboration d’Eugène Haug, architecte spécialisé dans ce domaine. Dès ce chantier, il met au point le prototype du grand moulin industriel, dont il bâtit un grand nombre d’exemples en France (Corbeil, Pantin, Villeurbanne), en Alsace-Moselle annexée (Strasbourg, Illkirch, Sarreguemines), en Belgique (Bruxelles), et jusqu’au Maroc (Marrakech, Casablanca).

Les moulins Vilgrain, équipés de l’électricité, sont achevés en 1917. Un premier silo les complète, au bord du canal de la Marne au Rhin, mettant ainsi les grains venus du Plateau lorrain directement en contact avec l’activité des hommes. Une bande transporteuse souterraine relie ce silo au bâtiment principal.
Très endommagés lors de la Grande Guerre, les moulins sont restaurés par les architectes Jacques et Michel André, tandis que les grands silos à cellules polygonales en béton armé sont agrandis pour améliorer le rendement de l’usine. Il faut dire que pendant la guerre Ernest Vilgrain, fils du fondateur, avait pu affiner sa connaissance des techniques de production à grande échelle et à moindre coût puisqu’il avait occupé le poste de sous-secrétaire d’Etat au Ravitaillement dans le cabinet Clémenceau. Au sortir du conflit, il fonde les grands moulins de Paris, dans le XIIIe arrondissement – récemment réhabilités en pôle universitaire – et se place ainsi à la tête d’une puissante entreprise, fournisseur officiel de farine pour l’Etat, poursuivant l’ascension familiale. La Seconde Guerre n’épargne par les moulins de Nancy : tout est à reconstruire. Les frères André reviennent dès 1946 et érigent le nouvel atelier de fabrication, en collaboration avec Jean Prouvé pour les ferronneries. L’aspect de l’édifice est totalement redessiné, les lignes de force verticales sont remplacées par des horizontales, et la tour pittoresque laisse place à une vigie épurée. Ainsi, les grands noms de l’architecture nancéienne du XXe siècle ont tous apporté de l’eau aux grands moulins Vilgrain.

Un patrimoine en devenir

crédit photo : Olivier Mathiotte

L’activité minotière cesse à Nancy en 1996. Dès lors, la question de l’avenir de ce site, avantageusement situé à proximité du centre-ville, préoccupe les aménageurs avec autant de vigueur que ce géant de béton, de briques et d’acier jette ses hautes toitures entre les îles de la Meurthe et du canal, et que son horloge lumineuse inscrit les heures dans la nuit des habitants. La démolition demandée en 1997 par le nouveau propriétaire fait immédiatement polémique et a pour l’instant toujours été rejetée, preuve que cette minoterie moderne est déjà entrée dans le champ patrimonial et en premier lieu dans le cœur des Nancéiens. Le 17 décembre 2015, l’édifice s’est vu attribuer le label Patrimoine du XXe siècle par le ministère de la Culture.

La réaffectation de bâtiments agricoles ou industriels ne répondant plus aux évolutions techniques de la filière pour laquelle ils avaient été créés soulève de multiples interrogations auprès des décideurs, des défenseurs du patrimoine, et des populations qui vivent à leur contact ou qui ont pu y travailler. Un fort attachement a pu légitimement se développer envers ces manufactures modernes, à la fois œuvres architecturales et lieux d'activité. L’adaptation des grands plateaux recevant autrefois les machines est un défi pour les architectes, de même que l’aménagement des bâtiments de stockage qui, par définition, n’étaient pas conçus pour recevoir du logement ou des activités tertiaires. La réhabilitation récente des silos Vilgrain en habitations laisse toutefois espérer que l’ancienne minoterie puisse conserver l’essence de son caractère monumental. Surtout, souhaitons qu’elle puisse trouver une nouvelle vocation au service des hommes, qu’elle reste, pour le promeneur des bords de Meurthe, la gardienne de la mémoire meunière de la cité ducale, et qu’elle soit, par la qualité de son architecture du XXe siècle, le symbole fédérateur d’un quartier en pleine mutation.