C'est au cœur de la nature chilienne, au sud du pays, que le poète Pablo Neruda (1904-1973) passa son enfance.

Un « monde du vent et du feuillage » qui le marqua profondément et qu'il garda dans son cœur toute sa vie durant. Rien d'étonnant donc à trouver, dans nombre de ses vers, des éloges appuyés de la flore et la faune de « son » Amérique latine, un continent dont il ne se lassa jamais de décrire les trésors naturels.

Le Troisième livre des odes en est une belle illustration. Dans cet ouvrage publié en 1957, Pablo Neruda cherche à célébrer la beauté du quotidien à travers l'évocation de simples objets, d'aliments, d'événements. L'ode à un bouquet de violettes y côtoie celle à la naissance d'un cerf, l'ode à la boîte à thé celles au papillon ou à la pomme. Et parmi elles, une ode au maïs, prétexte à une véritable déclaration d'amour à la céréale couleur d'or et, avec elle, à l'Amérique et à ses habitants. Car pour le poète, maïs et continent ne font qu'un.

« Amérique, d'un grain
De maïs tu as monté
Jusqu'à emplir
De terres spacieuses
L'océan
écumeux.
Grain de maïs fut ta géographie »
, écrit-il.

Il en veut pour preuve l'omniprésence de la céréale, « au bord de l'océan » comme « sur les montagnes bleues ».

« Mais, où
n'arrive pas
ton trésor ? »
, s'interroge-t-il.

Sous la plume du poète, la plante est même personnalisée, prenant par moment des traits humains. Jouant sur la physionomie du maïs, il évoque ainsi sa « barbe douce », de « tendres dents », son « rire » même. Manière pour Pablo Neruda de souligner, là encore, la grandeur du maïs, bien au-delà de son rang de simple végétal.

Une « lumière » pour le peuple américain

Ce faisant, il montre combien la plante dont « [la] lumière, [la] farine, [l']espérance peuplent la solitude de l'Amérique », est présente dans le quotidien et les pensées des habitants, tout à la fois proche et indispensable. C'est du présent, du quotidien, que Pablo Neruda veut parler, invitant à délaisser « l'histoire dans son linceul ». Il décrit donc ce maïs comme une source de plaisir apportée dans les assiettes (« tu illumines la nourriture »).  Et le militant communiste qu'est alors le poète se penche sur le peuple américain. Le peuple laborieux auquel le maïs apporte la subsistance. Comme il le fait régulièrement à travers ses textes, il célèbre là les petites gens. Le travail des ménagères par exemple, et les « mains merveilleuses de femmes brunes » qui façonnent cette précieuse matière première. Dans un beau tableau clair-obscur, il salue également la présence réconfortante du maïs aux côtés de l'ouvrier solitaire :

« Sur la table nue
du mineur
parfois n'arrive que
la clarté de ta marchandise ».

Mais Pablo Neruda ne limite pas son propos à la simple description élogieuse des bienfaits de la nature. Derrière l'hommage à une plante nourricière transparaît le combat d'un peuple qui lutte pour sa survie. Face à la faim, le maïs apparaît comme leur meilleur allié, leur arme. « La faim considère tes lances comme des légions ennemies ». La métaphore guerrière avait déjà été utilisée en début de poème :

« Le grain
pointa une lance verte,
la lance verte se couvrit d'or
et embellit les hauteurs
du Pérou de son pampre jaune. »

Aux armes contre lesquelles il se bat au quotidien au sein de mouvements internationaux pour la paix, le poète oppose ces « lances », végétales et bienfaisantes, que sont les épis de maïs.

Au cœur des civilisations précolombiennes

Des épis qui renvoient aux racines mêmes des peuples américains. Car du Nord du continent jusqu'au Chili en passant par le Mexique, le maïs s'est imposé à une place centrale dans les repas. Sa culture a débuté en Amérique Centrale vers 5000 ans av. J.-C. Elle n'a cessé de s'étendre au fil des siècles. Incontournable dans l'alimentation, la plante sera parallèlement élevée au rang de divinité à toutes les latitudes du continent. Dans la mythologie inca, on trouve ainsi Mama Sara, « mère du maïs » et déesse du grain.

S'il refuse d'évoquer les événements historiques, Pablo Neruda saisit tout de même la géographie et l'évocation du maïs pour revenir aux racines des civilisations précolombiennes, celles dont le maïs a permis l'essor. Ce maïs symbole de pureté (« le fumet virginal de ta substance »), de lumière et d'espoir (« ta lumière », « ton espérance », « la clarté de ta marchandise », « tu illumines la nourriture »), de développement qui s'oppose donc au non-dit du poème, ce « linceul » de l'histoire dans lequel on devine les exactions des conquistadores contre les peuples autochtones - là aussi thème récurrent du poète. Luttes anciennes, luttes actuelles... Dans une Amérique du Sud marquée, dans les années 50, par une forte instabilité politique, cet hommage au maïs est donc, pour son auteur, une ode à la nature et à la pureté originelle d'un continent meurtri.