La montagne franchie de Maury à Cucugnan délimite la frontière entre l’Occitanie et le royaume d’Aragon. C’est là, à deux pas du château cathare de Quéribus, sur un relief chargé d’histoire et de mystères, que Roland Feuillas a décidé de s’installer pour réinventer à sa manière le métier de boulanger.

Cédant aux délices de ses souvenirs d’enfant : « Lorsque j’avais 13 ans, mes parents ont pris une maison de campagne dans un endroit très préservé. Les gens y vivaient de polyculture, on faisait du troc. J’ai découvert le cresson de fontaine, les myrtilles… C’est là que j’ai appris le pain », raconte le Marcel Pagnol de la boulange, citant au passage Les Vraies Richesses, plaidoyer de Jean Giono en faveur de la vie rurale. À Cucugnan, Roland et son épouse Valérie réconcilient les métiers du pain : du champ au moulin, du moulin au four. En questionnement permanent, ils expérimentent depuis 2012 la culture mixte de blé et de luzerne, car « il y a une grande complémentarité entre ces deux plantes : la luzerne nourrit le blé en produisant de l’azote. C’est plus long à trier, mais le jeu en vaut la chandelle » raconte Roland qui s’émerveille de la beauté de la biodiversité de ses champs, et affirme avoir une grande confiance en la nature, heureux de trouver du sens à son travail quotidien : « L’homme soucieuxde son propre biotope est toujours remercié » est devenu sa devise.

Au moulin et au four

Le moulin déploie ses larges bras blancs et les étire à l’infini du ciel d’azur, insufflant sa dynamique à la meule de granit du Sidobre (Tarn). Cette méthode permet de préserver l’intégralité du germe, car seuls les sons, plus riches en cellulose, sont écartés par gravitation. La farine est fine, fluide, son contact léger invite à la rêverie du pétrissage décrite par le philosophe Gaston Bachelard, comme « la joie mâle de pénétrer dans la substance, de connaître l’intérieur des grains, de vaincre la terre intimement ». Mais, ajoute Roland Feuillas, « pour que fermente la pâte, il ne faut que de l’eau ; elle provient de notre source » enchaîne-t-il, comparant la fermentation spontanée de son levain (les levures sont naturellement présentes dans la farine) avec celle du vin naturel. Une approche résolument voisine de celle du vigneron ; car ce boulanger hors normes est préoccupé autant par la qualité de sa matière première et le bon déroulement de sa transformation, que par l’émotion des amateurs au contact de la miche. « Le pain parle de l’intérieur, ajoute Roland, toujours ravi de voir ses clients y revenir – parfois plus que de raison et jusqu’à 500 g par personne lors d’un cocktail –, lorsque la consommation n’est plus consciente, mais instinctive. » Il faut dire que le pain de Cucugnan a ce petit quelque chose d’indescriptible, une sensualité humide et alvéolée blottie sous les reliefs d’une croûte dont on voudrait cerner les arômes, sans jamais y parvenir vraiment : comme si la complexité de l’ensemble ne permettait pas d’en épingler un seul. C’est le mot du boulanger de Marcel Pagnol : « Je vous ferai un pain si bon, que ça ne sera plus un accompagnement pour autre chose, ça sera une nourriture pour les gourmands. »