La vie de Wagner a-t-elle inspiré à Proust ses pages sur la Madeleine dans A la recherche du temps perdu ?

C’est l’hypothèse de Luzius Keller, de l’Université de Zürich. Dans un article paru dans la Revue Poétique, l’éditeur de l’œuvre de Proust en allemand pointe des correspondances troublantes entre l’épisode de la Madeleine et celui de la Biscotte qui permet à Wagner de reprendre la composition d’un de ses plus grands opéras, en 1859, à Lucerne (Suisse).

Wagner travaille alors au dernier acte de Tristan et Isolde. Ou plutôt essaye. En plein syndrome de la page blanche, il ne parvient pas à trouver la transition entre le vers « ne pas mourir de désir » et le voyage en mer de Tristan. Désespéré, le compositeur décide alors de travailler sur le développement du début du troisième acte. Il la joue à son amie Mathilde Wesendonck. Mais rien ne vient. Il faut que Mathilde lui envoie de Zurich une boîte de biscottes pour que Wagner retrouve le fil de sa composition.

Dans une lettre à son amie datée du 9 mai 1859, Richard Wagner salue l’effet prodigieux des biscottes suisses (zwieback : de l’allemand « deux fois cuit ») sur son inspiration : « Quand les zwieback arrivèrent, je pus me rendre compte de ce qui m’avait manqué : ceux d’ici avaient un goût beaucoup trop amer. Impossible qu’ils me donnassent l’inspiration ! Mais les bons vieux zwieback, trempés dans du lait, remirent tout dans la bonne voie. » Désormais Wagner est tout heureux : « La transition est réussie au-delà de toute expression par l’union absolument splendide des deux thèmes ». Il s’exalte : « Dieu, ce que les bons zwieback peuvent produire ! Zwieback ! Zwieback ! Vous êtes le remède qu’il faut aux compositeurs en détresse – mais il faut tomber sur les bons ! »

La réécriture de la lettre de Richard à Mathilde

Un héros en difficulté, une présence féminine bienveillante (Mathilde pour Wagner, Maman pour le narrateur d’A la recherche du temps perdu) ; un produit de l’enfance trempé dans du thé, du lait ou du tilleul ; l’odeur et la saveur qui portent « sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir »… Et si la Madeleine de Proust et la Biscotte de Wagner étaient la même histoire ?

Luzius Keller a la certitude que Proust a mis en mots les sensations qui ont traversé le compositeur au moment fatidique des retrouvailles avec « l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever ». « Pour nous, il n’y a pas de doute, écrit Keller. Dans l’épisode de la Madeleine, Proust réécrit la lettre de Wagner à Mathilde Wesendonck du 9 mai 1859. »

La Madeleine était d’abord une biscotte

Il n’y a aucune preuve que Proust ait lu cette lettre mais un faisceau d’indices le laisse supposer. Wagner est cité plus de 150 fois dans La Recherche. Et « la correspondance entre Wagner et Mathilde fut publiée en 1904 à Berlin puis en traduction française, toujours à Berlin, en 1905, explique Luzius Keller. Proust a certainement pris connaissance de ses lettres. Quoi qu’il en soit, il a tenu à estomper toute trace visible que le miraculeux zwieback de Wagner aurait pu laisser dans ses écrits. »

Les ébauches d’A la recherche du temps perdu révèlent pourtant qu’il s'en est fallu d'une miette pour que la célèbre Madeleine soit du pain grillé ou une biscotte. Dans trois de ses Cahiers (publiés pour la première fois par les éditions des Saints-Pères en 2015), Proust travaille sur ce qui va devenir une scène fameuse entre toute : celle du goût de la madeleine humectée de thé. Mais la Madeleine n’apparaît qu’à la sixième version de l’épisode. « Marcel, prudent, n’a pas encore définitivement choisi sa Petite Madeleine "moulée dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques". Il hésite, envisage diverses pâtisseries, après avoir imaginé une tranche de "pain grillé", il médite autour d'une "biscotte", et il faut attendre encore pour voir enfin apparaître le biscuit proustien par excellence », raconte Jean-Paul Enthoven, coauteur avec son fils Raphaël, du Dictionnaire amoureux de Marcel Proust (Plon).

Au moment où l’écriture débute, ces tâtonnements vont aussi dans le sens d’une inspiration wagnérienne de ce « big bang proustien » : une collision entre le présent et le passé « d’où jaillit ce qui est hors du temps, l’essence réelle de notre vie ».




[1] Keller Luzius, « La biscotte salvatrice. A propos des Petites Madeleines de Marcel Proust», Poétique 3/2004 (n° 139) , p. 271-277