“La pizza est une espèce de talmouse comme on en fait à Saint-Denis ”. C'est par ces mots qu'en 1844 Alexandre Dumas explique à ses compatriotes en quoi consiste ce pain que l’on mange dans les rues de Naples.

Et pour rendre son explication plus palpable, il choisit de comparer l’exotique plat italien aux talmouses bien connues des Parisiens. Chaque lecteur contemporain de Dumas en a certainement goûté au moins une fois dans sa vie. Car ces pâtisseries salées garnies au fromage, à la pâte feuilletée et parfois à la pâte à choux, sont la "street food" la plus répandue de Paris à cette époque.

Jouissant autrefois d’une notoriété aussi grande que la pizza d’aujourd’hui, la talmouse est plus ancienne. Elle est déjà évoquée dans Le Viandier de Taillevent  (15e siecle) et dans Le Ménagier de Paris (14e siecle). En outre, elle a gagné une célébrité littéraire. De Rabelais jusqu’à Alfred de Musset, les plus grandes plumes françaises ont vanté sa pâte aérée et croquante, et sa capacité à nourrir un voyageur ou un passant pressé. François Villon (poète célèbre du Moyen-Âge), dans son Petit Testament, lègue à un ami cher un cadeau généreux - "tant qu’il vivra, tous les jours une talemouse".

Nourriture des rues, les talmouses sont associées à l’une des grandes artères parisiennes. Car qui dit "talmouse" dit "de Saint-Denis". L’héroïne d’Alfred de Musset dans la pièce Frédéric et Bernerette n’oublie pas d’apporter une talmouse de Saint-Denis à son amoureux pour leur balade champêtre, c’est un signe d’attention. François Boucher, peintre des pastorales et de scènes mythologiques, n’hésite pas à représenter les vendeuses “de talmouses toutes chaudes” dans les Cris de Paris (1737), qu’il prépare pour la manufacture de Sèvres. La cuisine des rues fait ainsi son entrée dans les grands salons mondains.

Les Cris de Paris : Des Patez, des Talmouses toutes chaudes
Le Bas Jacques-Philippe, d'après François Boucher

Moins d’un siècle plus tard, un autre ambassadeur des talmouses leur confère une dimension internationale. Antonin Carême en personne crée "les talmouses à la Bagration", en faisant ainsi la spécialité qui animait la table d’une des figures les plus intrigantes du tout-Paris de l'époque, la princesse de Bagration.

La recette de Carême appartient à une époque où l'on donnait aux pâtisseries les noms de célébrités. Et Madame Bagration, qui employait Carême en tant que cuisinier de maison, en était l'une des plus brillantes. Cette noble et richissime princesse russe née Skavronska se retrouve, dans sa première jeunesse et sans trop le demander, mariée à un certain général Bagration, futur héros de la guerre antinapoléonienne et de la bataille de Moskova. Le général, homme  d’un certain âge, d’un physique disgracieux et n’aimant que les batailles et les campements de guerre, n'a pas non plus souhaité ce mariage avec la plus belle fille de la Russie. Mais rien à faire, le tsar en a décidé ainsi. Cinq ans plus tard, sous prétexte de faible santé, la jeune princesse fuit en Europe où on la surnomme "le bel ange nu" pour ses habits transparents et "la chatte blanche" pour sa sensualité. Maîtresse du tsar Alexandre Ier ou encore du comte Metternich à qui elle donne une fille, elle prodigue des conseils aux diplomates et intervient dans la grande politique.

Portrait de la Princesse Catherine de Bagration
Jean-Baptiste Isabey (1820)

A Paris, Victor Hugo et Honoré de Balzac fréquentent le salon de la princesse Bagration et goûtent certainement aux talmouses de Carême présentées aux invités. Le premier parle de cette visite dans Les Misérables, le second fait de la princesse russe le personnage de Foedora, "femme sans cœur" dans La Peau de chagrin. Il décrit longuement son salon, ses bibelots et les ambassadeurs aveuglés par sa beauté. Et les gâteaux ? Il paraît que l’écrivain, grand observateur de Paris, préférait les acheter rue Saint-Denis, "chez l’aubergiste qui vend les célèbres talmouses et où tous les voyageurs descendent". L’adresse n’existe plus et les talmouses ont laissé la vedette à la pizza. Mais la recette perdure et les talmouses peuvent regagner les rues de Paris. Car "le caprice de la mode nous poursuit tous", c’est Balzac qui le dit !