Au-delà des rondeurs fermes et dorées du maïs, de la silhouette translucide d’un grain de riz ou des courbes couleur miel des viennoiseries, il y a un horizon de sensations et de souvenirs qui ne demandent qu’à devenir plus consistants pour les mangeurs pensants que nous sommes.

Sur ce blog, certains se souviennent du riz gluant de la cantine, d’autres de la consistance des bouillies. C’est à moi, aujourd’hui, de trouver où et comment les céréales ont ensemencé mon imagination. Entre les rayonnages de sensations et de souvenirs, ma mémoire me guide invariablement vers des boîtes vertes et bleues. C’est là que j’ai rangé le plus d’espoirs et le plus d’angoisses. Dedans, il y a les biscottes sans sel que mangeait mon grand-père.

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Pour se mettre à la hauteur de mes souvenirs, il faut rapetisser dans la cuisine orange et marron jusqu’à ce que le regard se place au niveau des journaux, stylos, balles de golf, bouteilles d’eau, corbeilles de fruits qui encombrent le plan de travail. Il faut voir le soleil arracher des lueurs fracassantes aux casseroles en cuivre suspendues au-dessus de la table de cuisson. Entendre l’horloge égrener les secondes, les minutes et les heures. Ressentir les vibrations sonores et lumineuses de l’électroménager.

Mon grand-père mange ces biscottes parce qu’il est malade. Pour ne pas que son cœur s’emballe devant ce qui est trop bon, mon grand-père ne mange plus ni sel, ni gras. Les biscottes sont comme le cœur de mon grand-père. Elles menacent de se briser à chaque instant puis de répandre au fond de leur membrane transparente les miettes de leur vie qui s’en va.  J’ai la vie devant moi, alors je les mange de bon cœur. Je les trouve aussi râpeuses que la joue de mon grand-père et aussi rassurantes que les journées semblables qui s’écoulent ici en vacances. Elles sont légères, nourrissantes, délicieusement neutres en même temps qu’assez surprenantes dans leur manière de se casser à la lisière de leurs fragilités invisibles.

Un jour, le cœur de mon grand-père s’est cassé pour de bon, sans prévenir, comme une biscotte. Depuis, quand je vais faire mes courses, j’essaie d’oublier un instant l’injonction de faire vite, je ferme mes oreilles à la musique qui cherche à me faire croire qu’ici, beaucoup plus que consommer, je trouve mon bonheur. Je me recueille, entre les corn-flakes et les confitures, devant les tranches fragiles de pain cuites et recuites. Mon cœur va vers le cœur brisé de mon grand-père. Il bat à nouveau comme celui d’un enfant.

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