Avez-vous remarqué ? Longtemps considéré comme la céréale des terres pauvres, des pays de lavande et des sols en jachère, l’engrain ou petit épeautre connaît aujourd’hui un incroyable succès gastronomique, qui participe du phénomène de retour des « céréales anciennes », comme des « légumes oubliés ».

Variété rustique, méditerranéenne et pluri-millénaire poussant essentiellement en moyenne montagne, le petit épeautre bénéficie depuis 2010 d’une Indication Géographique Protégée en Haute Provence. Il trônait déjà volontiers sur les étagères des magasins « bio », dont il est un peu le fer de lance ; on le retrouve de plus en plus sur les cartes de grands restaurants, et au programme des boulangeries à la mode.

Une céréale autrefois marginalisée qui revient en force
A priori, le phénomène a de quoi surprendre. N’ayant subi presque aucune mutation depuis l’Antiquité, ce dinosaure insensible à l’Histoire avait été quasi abandonné jusque dans les années 1990. D’abord, parce qu’à la différence de son cousin du Nord, le grand épeautre, avec lequel il est souvent confondu, l’engrain est une variété de blé qui ne présente pas grand intérêt pour la meunerie puisque, comme le remarquait déjà Pline l’Ancien, sa farine est grasse et peu panifiable. Ensuite, parce qu’il n’est pas très productif et se montre insensible aux engrais et autres fertilisants. Enfin parce que, comme tous les « blés vêtus », il doit être soumis à une série d’opérations destinées à séparer le grain de la balle, opérations d’autant plus longues et coûteuses que les pertes sont importantes (50% au décorticage, l’enveloppe du grain étant particulièrement dure et épaisse). Autant d’éléments qui ont toujours contribué à marginaliser sa culture.

Or aujourd’hui, précisément, il semblerait que tous ces défauts soient devenus ses principales qualités. Son absence de mutation et son faible rendement nous apparaissent comme des gages de qualité ; sa résistance sans traitement chimique en font un candidat idéal pour l’agriculture biologique ; sa faible teneur en gluten lui attire toutes les sympathies… De ce point de vue, le destin de l’épeautre est parfaitement exemplaire du grand renversement de la valeur qui est venu bouleverser la hiérarchie des céréales en moins d’un demi-siècle. Historiquement, l’agriculture ne s’est-elle pas organisée sur la base d’une échelle de valeur, géographiquement structurée en fonction de la qualité des terres ?

Révolution dans l’échelle des valeurs
Ainsi, poussant exclusivement sur des sols fertiles, le blé tendre a toujours été synonyme de richesse, offrant un pain de qualité, toujours plus blanc, raffiné, aérien et croustillant. Les terres moins riches étaient dédiées au seigle, mélangé ensuite au blé pour réaliser un pain de second choix. Quant aux zones arides et pauvres, elles devaient se contenter de cultiver du sarrasin, de l’épeautre ou de l’engrain, à moins que le relief ne les condamnent tout bonnement à la sombre farine de châtaigne…

Aujourd’hui, entrez dans une boulangerie : c’est exactement l’inverse. Quand il y en a, le pain à la châtaigne est hors de prix ; un peu moins rares, ceux qui contiennent de l’épeautre, de l’engrain ou de la farine de sarrasin sont également très chers. Vient ensuite le pain à base de seigle, dont le prix est inférieur et varie en fonction des proportions de blé qui lui sont ajoutées (« pain au seigle » ou « pain de seigle »). Baguettes et pains blancs, 100% froment, sont toujours les moins chers. La nourriture du pauvre est ainsi devenue un met de luxe ; au même moment, celle du riche s’est démocratisée. Pline l’Ancien y aurait perdu son latin…

Bien entendu, les progrès de l’agriculture et la reconfiguration totale de l’offre céréalière ont fortement contribué à cette révolution de l’échelle des valeurs. Du point de vue de la demande, le changement de nos modes de vie, les nouvelles préoccupations nutritionnelles et diététiques qui l’ont accompagné, la formidable diversification de notre alimentation, sont également à prendre en compte. Pourtant, ces données pratiques n’épuisent pas les significations de ce changement, dont la dimension symbolique est essentielle, bien qu’implicite.

Les pains complets préférés aux pains blancs
En effet, en termes de valeur, l’imaginaire de l’Occident s’est construit sur une quête de l’immaculé, sur une fascination de la blancheur virginale. Celle du pain, comme celle de la peau. A grand renfort de poudres et de farines, le teint de l’aristocratie se devait d’être blanc, par opposition à celui des travailleurs de la terre, bruni par le soleil. De la même manière, la blancheur du pain exprimait la pureté, le raffinement, la richesse. Aujourd’hui, au contraire, la valeur symbolique se situe du côté de la peau et des pains dorés. Notre rapport au soleil a changé, notre imaginaire s’est transformé, la valeur s’est déplacée. Le bronzage nous parle de vacances, loisirs, voyages, loin des lumières blafardes et des écrans d’ordinateur… Au même moment, l’imaginaire de la pureté s’est modifié pour devenir « detox », selon une dynamique de purification qui valorise les fibres, les farines complètes, les mies denses et colorées.

Véritable baromètre des fluctuations symboliques de la valeur, le pain de petit épeautre est ainsi devenu désirable, avec sa teinte ocre, sa mie serrée, ensoleillée comme la pierre de Bourgogne, et ses saveurs offrant comme un concentré du goût des céréales.

 

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