"J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures...", déclarait Guy de Maupassant dans Le Horla.

 

Son attention à "ce qu’on mange", aux "nourritures" fait que n’échappent à sa plume ni les noms des cultures ni les spécialités locales.

"Les récoltes diverses, les seigles mûrs et les blés jaunissants, les avoines d’un vert clair", — en parcourant sa Normandie natale, Guy de Maupassant relate la table paysanne depuis la fourche jusqu’à la fourchette. On retrouve dans un traité d’agriculture la liste complète des cultures qu’il voit onduler de Rouen à Dieppe, et de Fécamp jusqu’au Pont-Audemer. Près d’Etretat, il remarque des bleuets à la bordure des champs , et à côté de Fécamp, les colzas en fleur qui "mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d’où s’élevait une saine et puissante odeur, une odeur pénétrante et douce, portée très loin par le vent."

Et puis, il y a les fermes où ses personnages ou bien lui-même s'arrêtent en traversant les champs pour assouvir leur faim. De ces haltes, la plume de l’écrivain rapporte la recette des douillons décrite avec une telle exactitude qu’en suivant le récit on pourrait cuisiner nous-même ces petites "bourdes" de pâte fine qui enveloppe la pomme sucrée.

...en parcourant sa Normandie natale, Guy de Maupassant relate la table paysanne depuis la fourche jusqu’à la fourchette. On retrouve dans un traité d’agriculture la liste complète des cultures qu’il voit onduler de Rouen à Dieppe, et de Fécamp jusqu’au Pont-Audemer.

Mais la toute première rencontre avec le pain dans l’œuvre de Maupassant se fait loin de la table paysanne. Dans la nouvelle La Boule de Suif qui a fait connaître l’écrivain, c’est le pain bourgeois emportée par l’héroïne quittant la ville de Rouen alors assiégée, qui devient le nerf du récit. On note au passage d’autres victuailles, comme le pâté de foie gras et le pâté de mauviettes, mais c’est au moment où elle sort de son panier "un de ces petits pains qu'on appelle "Régence" en Normandie" que l’intrigue se noue.

Si les douillons remarqués par Maupassant dans les fermes ont survécu jusqu’à nos jours, "la régence" que l’on appelle aussi "la régence de l’Oise" est presque oubliée. Il s’agit de petits pains blancs et ronds qui sortent du four légèrement collés les uns aux autres comme un collier géant ou un chapelet. Les boules se détachent facilement, permettant d’acheter un quart ou une demi-régence, ou même un seul petit pain individuel.

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"A l’époque où le pain se vendait au poids, une boule de régence servait parfois de pesée", précise le Dictionnaire universel du pain sans donner l’explication du nom. Il s’agit certainement d’une spécialité apparue sur la table française entre 1715, l’année de la mort de Louis XIV, et 1723 quand Louis XV âgé de 13 ans, a pu enfin accéder au pouvoir. Variété du pain mollet, la fabrication de la "régence" nécessitait l’utilisation de la levure, interdite pendant un temps et réintroduite dans ses droits peu avant la période concernée, mais seulement pour les petits pains. L’action de la nouvelle de Maupassant publiée en 1880, se passe pendant la guerre de 1870, et l’apparition des "régences" dans le panier de mademoiselle Elisabeth Rousset, dite Boule de Suif, prouve que cette spécialité a bien traversé tout le 19ème siècle.

Les paysans n’utilisant que leur propre levain, leur pain se distinguait de celui des tables aisées non seulement par leur goût mais aussi de par leur forme. Maupassant connaît d’ailleurs la différence, "le gros pain" des fermes apparaît souvent dans ses nouvelles, que ce soit avec du beurre ou du saucisson, ou tout seul, en guise d’un maigre déjeuner dans la poche d’un paysan.

Mais l’utilisation de la levure a donné naissance à toutes sortes de pains blancs de luxe. Arrivant à Paris, Jeanne, l’héroïne d’Une Vie, achète dans une boulangerie "un petit pain en forme de lune". Il s’agit certainement d’un croissant, mais tel qu’il existait au 19ème siècle, fait non pas de pâte feuilletée mais plutôt à la manière d’un pain viennois. Encore un détail qui n’a pas échappé à l’écrivain, et tant d’autres à trouver en relisant Maupassant.